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La figure du héros et son évolution

Odile Grisver



Le 8 décembre 2015, l’Élysée fit savoir que le président François Hollande envisageait de décerner la Légion d’honneur, à titre posthume, aux 130 victimes des attentats du 13 novembre au Bataclan et dans les rues alentour. Le grand chancelier exprima son désaccord.


En effet, la Légion d’honneur n’est ni une prime au drame, ni une prime au deuil : elle est censée récompenser le mérite. Une chose est de proclamer l’hommage du pays aux victimes, une autre de leur attribuer une récompense réservée à des actes héroïques.


Autre exemple de glissement sémantique : La plaque commémorative installée dans un jardin du IIIe arrondissement de Paris nommé en l’honneur d’Arnaud Beltrame, le gendarme qui a donné sa vie en échange de celle d’otages à Trèbes, proposait une bien étrange inscription le présentant comme « victime de son héroïsme ».


Que s’est-il passé ? Comment expliquer cette substitution de la figure du héros à celle de la victime ?


Le Héros, une référence séculaire


En France, un nombre considérable de monuments aux morts de la Première Guerre mondiale porte l’inscription : « À nos héros morts pour la France. » Elle exprime le sentiment commun : patriotisme ardent, sens du devoir et du sacrifice.


Les héros éponymes des rues, des places, des stations de métro, des établissements scolaires, témoignent des choix et des combats politiques et moraux qui s’imposent dans le champ de l’histoire des représentations.


Mais qu’est ce qu’un héros ? Le mot grec hêrôs signifie « chef de guerre » chez Homère, « demi-dieu » chez Hésiode. Il est difficile de le définir facilement par la proximité voire la superposition de la figure héroïque avec d’autres modèles d’excellence que sont les dieux, les martyrs, les célébrités et, surtout, les grands hommes.


Des catégorisations thématiques ont émergé pour identifier des héros religieux, des héros nationaux, des héros militaires, et même des héros dans le domaine du sport et des médias lorsque des qualités comme le courage ou l’abnégation sont affichées de manière étonnante.


Fictif ou réel, le héros est censé avoir accompli un exploit extraordinaire au service d’une communauté. Son engagement physique l’a conduit au dépassement de lui-même, au péril parfois de sa vie. « Il n’y a pas de héros sans auditoire », écrivait André Malraux dans L’Espoir. Victorieux ou vaincu, le héros est à l’origine d’un culte porté par un récit : épitaphe, épopée, chant, leçon d’histoire, article de journal, photographie, film.


Si, pour les psychologues, il est avant tout un modèle pour le développement psychique de l’enfant, il est aux yeux des philosophes une incarnation morale du bien, quand les anthropologues voient en lui un ancêtre légendaire, une figure totémique. Le héros est avant tout un révélateur des sociétés, qui lui confèrent son statut d’exception. En Grèce ancienne, les individus qui furent l’objet d’un culte héroïque étaient des fondateurs de cité, des rois, des ancêtres plus ou moins mythiques, certains n’ayant pas nécessairement accompli d’action extraordinaire, mais tous témoins d’une époque sombre et révolue, conservée dans la mémoire des hommes.


Les personnages de Roland ou d’Arthur illustrent une extrême porosité entre réalité et fiction. Leur réalité historique est faiblement attestée, mais leur existence légendaire est monumentale. Chrestien de Troyes et les auteurs du cycle arthurien proposent un peu plus tard le modèle littéraire du chevalier courtois, qui à la fois imite et doit inspirer le comportement moral de la chevalerie réelle à usage des sociétés de cour.


Le terme de héros n’apparaît dans la langue française qu’à partir de 1370. Le preux en est un équivalent. Le héros un demi-dieu puis un individu qui se distingue par ses exploits ou un courage extraordinaire, particulièrement dans le domaine des armes. L’un des plus beaux exemples est la figure de Jeanne D’Arc qui conjugue, en un mix très typique, la figure du saint avec celle d’une combattante laïque, valeurs spirituelles associées à des valeurs morales comme le courage au combat et le dépassement de soi.


Est-ce que la figure du héros a été entamée par le judéo-christianisme au profit de la figure de la victime?


Il faut tout de suite tordre le cou à une idée reçue qui voudrait que la figure de la victime ait été rendue attirante aux dépends de celle du héros, par l’avènement de la culture judéo-chrétienne.

En effet, le judaïsme de la Bible présente plutôt des héros que des victimes. Dans le cas d’Isaac, c’est Abraham la figure centrale, c’est lui que Dieu teste et non son fils.

S’agissant de la culture chrétienne, jamais le Christ n’a été considéré comme une victime. On parle à son propos de martyr. (tout comme on parlera des martyrs chrétiens). Étymologiquement le martyr c’est le témoin. Le martyr est le pendant du héros, c’est celui qui, à première vue, accepte son sort avec courage et grandeur d’âme, le courage du héros justement, car il est sacrifié (se sacrifie) pour une cause, pour un idéal qui le dépasse.


La victime, elle, n’est pas le contraire du héros. Son antonyme, c’est le bourreau, c’est d’autant plus révoltant qu’il n’est pas toujours celui qui intervient directement. On distingue les victimes innocentes des autres, qui ont commis des méfaits.


De quand remonte le glissement de la figure du héros à celle de la victime ?


Si l’on remonte à la 1ere guerre mondiale, considérant qu’au travers les siècles précédents, c’est l’image du héros qui est prépondérante et non celle de la victime. De fait, l’horrible boucherie de 14-18, a vu naitre les héros des tranchées qui se battaient pour la France.


Pendant entre deux guerres, les pacifistes entretiennent l’idée : « Tout ça pour ça ? », qui conduit à douter de l’intérêt du sacrifice des poilus. Puis, au cours de la seconde guerre mondiale, on voit de nouveau surgir les héros de la Résistance, honorés notamment pour avoir, au péril de leur vie, combattu pour l’honneur de la France.


Mais alors que faire des martyrs des camps de concentration ? Parmi eux se trouvent les juifs de l’holocauste. On commence à considérer, de manière obscène, que les juifs s auraient été passifs, se seraient laissés martyriser, et qu’en sorte, ils auraient pu être victimes d’eux-mêmes. Elie Wiesel, futur Prix Nobel de la Paix, dénonce cette volonté d’expliquer le comportement des victimes de la Shoah et il dit que les juifs sont morts pour rien, « ni pour Dieu, ni pour la liberté » ; Dans ce cas, il n’y a aucune cause à défendre, c’est un mystère. Dieu est absent d’Auschwitz.


La transcendance religieuse (celle du Christ) ou sécularisée (celle des patriotes) ne peut pas être invoquée. Il y a bien du sacré dans le sacrifice des juifs mais un sacré sans Dieu ni église. La mémoire va sacraliser la victime autant que le héros vs martyr sans pour autant être religieuse.


Qu’est ce que le sacré ?


François Azouvi , dans son livre Du Héros à la victime, la métamorphose contemporaine du sacré, reprend la définition de Rudolf Otto, philosophe allemand du début du XX° siècle. Le sacré n’est plus le contraire de profane car le mot contient un aspect moral contenant le sens de « bon », bien. Si l’on revient au sens du sacré religieux, que Rudolf Otto appelle le « numineux », alors le terme contient de nouveau quelque chose de mystérieux et d’indéfinissable, fait d’effroi, de fascinant et d’imposant. Les victimes de la Shoah deviennent sacrées parce qu’elles contiennent une altérité radicale qui suscite pour tout un chacun un sentiment de mystère et de terreur. François Azouvi décrit ce processus mémoriel où la victime de la Shoah s’avère une référence positive, parce que sacrée, sans Dieu.

Claude Lanzmann avec son titre « Shoah » (catastrophe, anéantissement, en hébreu)contribue à donner une dimension métaphysique à ce génocide. « Génocide » le mot est d’ailleurs inventé par l’avocat polonais Raphaël Lemkin pour désigner l’extermination des Juifs d’Europe, reconnu dans le droit international en 1948, Les victimes de la Shoah deviennent « sacrées », non pas qu’elles soient religieuses mais elles remplissent les conditions du sacré métaphysique : effroi, fascination, imposant.

L’analyse de François Azouvi explique que l’époque d’après-guerre est favorable aux mutations du sacré et, plus précisément, il y a un retrait du religieux dans sa forme institutionnelle. La victime joue en quelque sorte un rôle absolu de substitution. Elle est sacralisée. Elle incarne le Bien et le Vrai. Et pense-t-il, c’est parce qu’il y a une désaffection du religieux que la victime devient sacrée, un sacré non religieux, une sorte de sacré laïc finalement car dans le religieux traditionnel il n’y a pas de place pour la victime. Il y a des héros et des martyrs mais pas de victimes.


« J’ai été frappé par la concomitance absolument parfaite entre le passage au modèle victimaire et la grande fracture faisant que l’Occident perd son ancrage dans le religieux. Je me suis dit que ce n’est quand même pas possible que les deux choses ne soient pas en rapport. »


Or le fait qu’il n’y ait plus de héros n’est pas sans conséquence :


« Une société où il n’y a plus de héros est une société difficile, dit François Azouvi. La victime qui le remplace apparaît quand on ne sait plus quoi faire de la souffrance. Aucune société ne peut se passer de donner un sens au malheur. Dans la religion, la souffrance est une condition vers le salut, un rachat. Quand le système s’effondre, les victimes sont sacrées. On leur donne du religieux sans religion. ».


De ce fait, de plus en plus de groupes, de personnes vont peu à peu se déclarer victimes. Car il est inévitable que la prépondérance de la victime engage un processus de concurrence.


François Azouvi parle alors du concept bergsonien de la « loi de double frénésie » La « loi de double frénésie » est une force composée de deux puissances divergentes et complémentaires qui est nécessaire à l’évolution de la vie. C’est un équilibre entre deux forces contradictoires, on pourrait dire une dialectique, qui est fécond, source d’avancées, de dynamisme. Or quand la balance penche trop fort d’un seul côté en l’occurrence du côté de l’omnipotence de la victime, ce sera au détriment de son antagoniste héroïque. Le culte victimaire n’a plus le contrepoids nécessaire pour l’équilibre de la loi. « La loi de double frénésie fait que la tendance devenue prépondérante va jusqu’au bout, comme s’il y avait un bout. Mais il n’y en a pas », souligne François Azouvi.


Les victimes sacrées de la Shoah vont petit à petit être concurrencées puis dépassées par les autres victimes. Chacun se réclame victime parce qu’il y a des bénéfices à tirer de la situation de victime.

Victime vient en effet de vincere, victum, vaincre. La victime, c’est le vaincu offert aux dieux en sacrifice. L’autre terme synonyme, en français, lui aussi hérité du latin, c’est « hostie » que l’on retrouve dans hostile, ennemi. Celui qu’on sacrifie en rétribution.


La diversité de définitions de la victime que donne Le Petit Robert montre la difficulté qu’il existe à en cerner les caractéristiques : 1) Créature vivante offerte en sacrifice aux dieux ; 2) Personne qui subit la haine, les tourments, les injustices de quelqu’un ; 3) Personne tuée ou blessée ; 4) personne qui meurt d’un cataclysme, d’une épidémie, d’un accident, ou encore d’une émeute, d’une guerre.

Chacun mesure l’écart entre le sens ancien du mot victime et son sens actuel – « une personne à laquelle arrive un malheur, dont il convient de s’émouvoir ; une personne qu’il faut plaindre, secourir avec solidarité ; un malheur scandaleux, dont il existe forcément un responsable et un coupable, qu’il faut rechercher et punir pour que cela ne se reproduise plus, et pour aider la victime à se reconstruire, si elle a survécu » ?.

Dans un monde sans dieu, le sacrifice du héros n’a plus sa place car, la gloire va à la victime, le mal a toujours le dernier mot. Nous voilà pourvus d’une nouvelle idéologie fondée sur le culte de la victime, puisqu’il n’y a plus de saints ni de héros. Le commandant Beltrame, prototype du héros, devient alors une "victime de son héroïsme", selon la formule extravagante figurant sur la plaque du jardin qui porte son nom à Trèbes.


Les Vietnamiens, les Indiens d’Amérique, les Arméniens, les Palestiniens, les Noirs, les femmes, les enfants sont des victimes. Les lois mémorielles issues de cette concurrence victimaire a débouché sur une profonde confusion.


Il existe des victimes par nature et des coupables par nature. Les victimes ont tous les droits. Les coupables n’ont aucun droit. Les victimes peuvent légitimer leur violence, qui n’est que la conséquence de ce qu’ils ont subi. Les victimes réclament également de la reconnaissance, mais à qui la demandent-ils ? A ceux qu’ils ont élus comme bourreaux et qui sont eux-aussi des victimes ?


L’avènement de la civilisation victimaire


Dans la civilisation victimaire, il ne s’agit plus d’être libre. La vérité est devenue superflue. On s’en passe fort bien. La victime est une figure perverse de l’innocence. Dans un monde victimaire, le mal ne peut déboucher sur aucun bien. L’amour ne pèse plus. L’individu est s pris au piège de son histoire, aliéné à celle-ci comme un bagnard à ses chaînes. S’il tente de ne plus se considérer comme une victime, il perd sa raison d’être. Le discours social enferme la victime dans la violence de l’expérience subie, oubliant qu’il s’agit d’une expérience vécue. S’il y a de la violence, il y a des victimes, donc s’il y a des victimes c’est qu’il y a eu de la violence.

Si la victime parvient à réduire sa souffrance alors cela revient à à minimiser l’acte de l’agresseur. En ce sens, dans nos représentations culturelles, nous pouvons légitimement penser que la victime n’a en fait aucune reconnaissance véritable et ne sert qu’à rendre plus horrible l’acte de l’agresseur.

On voit bien qu’une société remplie de victimes est une société qui tourne en rond et ne peut plus avancer nulle part.


Nous devons changer notre regard sur la victime au risque sinon d’alimenter des générations futures de victimes pour lesquelles le droit viendrait jouer le rôle de héros-tiers, qui se nourrirait de la souffrance des autres pour soutenir les instances narcissiques. Un État procédurier pour permettre à la victime de faire entendre sa voix n’a jamais été la garantie d’une démocratie véritable.

Je note en conclusion que nulle part, dans nos rituels, dans notre pratique de FM, nous n’invoquons une figure de victime à laquelle il faudrait éternellement porter secours. C’est que la FM est une entreprise de socialisation où les individus sont censés briser leurs chaines et vivre libres, dans une dynamique constructive et pas dans un contexte de plainte où les uns seraient amener à soigner les autres. Le care ne fonde pas du tout une société de citoyens qui aspirent à la liberté, à l’égalité et à la fraternité.


Odile Grisver


 
 
 

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